MACHINE
On peut programmer des machines qui accomplissent les vendanges jusqu’au vin. Ou qui forgent des armes jusqu’à la gâchette. Ou qui instruisent jusqu’en l’absence d’enseignants. Faut-il en déduire la possibilité de répondre, à l’échelle industrielle, à un désir d’ivresse, à un besoin d’ennemis, à un projet de formatage sélectif des enfants ?
MÂCHOIRE
Entre les mâchoires des montagnes, le chant des cimes se laisse ruminer. (Je finis par déclamer l’espoir avec la conviction du désespoir : l’air est si pur !)
MAIN
La main de l’enfant qu’on fut saisit celle de l’enfant qu’on a fait.
La main qui ne sait ni tenir ni lâcher peut être tentée de gifler.
MAINTENANT
Il n’y a pas d’autre passé et pas d’autre avenir que ceux que l’on se représente ici et maintenant. Et puis ?
MAÎTRISE
L’étrange maîtrise que procure l’absence de maîtrise.
MAÎTRISER
Comment maîtriser la nature sans la détruire ?
MAL
Pour le jeune enfant, le mal c’est ce qui fait mal.
MALAISE
« Malaise dans la civilisation », ou plutôt : malaise dans la transmission.
MALÉDICTION
Malédiction hindoue : la cécité. Malédiction musulmane : la surdité. Malédiction chrétienne : la mutité sur le toucher. Mais comment se relier sans se voir, s’entendre, se toucher ? Maudites soient donc les religions et leurs malédictions !
MALTRAITER
J’écris sur les maltraitances, puis sur les bientraitances. Dans les deux cas, on m’applaudit puis on me maltraite : comment douter de ma sincérité ?
Qu’ai-je donc fait de bien pour être à ce point maltraité ?
MANQUE
Dans l’angoisse du manque, ce qui ne comble pas persécute.
MANQUER
De quoi un peuple anxieux de manquer de quelque chose manque-t-il vraiment ?
MARCHÉ
Le marché s’éteindra de lui-même quand ceux pour qui le temps est de l’argent n’auront plus pour clients que ceux qui vivent de l’air du temps.
La « main invisible » du marché le rend aveugle à ses destinataires.
MARCHER
Quand on marche trop vite, on se retrouve seul.
MARGE
Sur la page, se priver de marge c’est se priver de corrections. Contrainte ou liberté ?
MATIÈRE
La matière est ce qui résiste aux pressions et aux projets qu’on lui impose. En prennent acte les châteaux sur les cimes, les temples sur les rivages, les télécommunications.
MATIN
Le matin, tout est possible d’être. Le soir, tout est possible d’avoir été. Le matin, page blanche. Le soir, encre sur l’horizon.
Le grand soir, c’est chaque matin.
MÉANDRE
Les méandres familiaux (pléonasme) allongent les trajets de vie, et le temps qu’on y consacre est la matière première non pas de l’histoire mais de la seule mémoire. Ils réduisent les virages et les lignes droites des grands trajets aux petits risques de ces chemins latéraux qu’on nous enjoint de leur préférer.
MÉDECIN
Qui mieux qu’un médecin sait ou ne veut pas savoir à quel point il peut être malade, ni à quel point il désire parfois l’être sans retour.
MEILLEUR
Le meilleur des mondes est détestable quand il se pense et se présente comme le monde des meilleurs.
MÊME
Dépasser au fond de soi la tentation d’une routine du même.
MENACE
Sans estime de l’intime, il n’y a plus que menace, individuelle ou collective.
MÉNAGE
Sans domicile fixe, mais préposé à faire le ménage dans son lieu d’accueil.
MENDIANT
Mendiants dans le métro : je scrute les donneurs et néglige les quémandeurs. Je ne sais que donner et je ne donne rien. Cela ne me regarde pas.
MENSONGE
Face au mensonge, ce qui ne s’oppose pas s’interpose et finit toujours par s’exposer.
Je me connais jusqu’au bout du mensonge.
Un coup de marteau sur le mensonge ne ressuscite pas la vérité, mais rétablit quelques-unes des conditions lui permettant de se manifester.
MENTAL
À la rencontre du rocher biologique et du courant social, un tourbillon : le mental, c’est-à-dire la promesse d’une incertaine contradiction.
MÉPRIS
La forme la plus aboutie du mépris consiste à n’en rien laisser paraître.
MER
Une montée de galets gagne la mer immobile avant de s’effacer, chaque jour un peu plus.
MESSAGE
S’engager, pour ne plus mentir, même par omission, dans cet espace d’avant les mots où se forge le message.
MÉTISSAGE
Ensemble, différents, égaux : sommes-nous produits ou producteurs de métissages ? Questions suivantes : pourquoi, comment et avec qui s’engager pour la cause de l’universel ?
MIEUX
Ce n’est pas en disant que ça ne va pas que ça ira mieux.
MIROIR
Je ne demande aucune circonstance atténuante pour avoir brisé le miroir.
Les marchands de miroirs ne sont pas responsables des reflets.
Les yeux voient les yeux dans le miroir, mais qui regarde qui ?
Du reflet à la réflexion : un exercice initiatique proposé à la jeunesse, sous réserve que le miroir ne souffre pas d’acné.
Face au miroir, recevoir un coup de poignard dans le dos et s’effondrer sur son reflet, puis traverser son rôle sans savoir de quel côté se joue le drame.
Lorsqu’un oppresseur s’obstine mais échoue à faire mentir le miroir qu’on lui tend, il ne lui reste qu’à le briser. C’est là son efficace spécialité.
On n’apprend guère de ce qui se passe au fond des miroirs, mais beaucoup plus de l’observation de par qui et pourquoi ils sont tendus aux regards.
MODÉRATION
A quoi mène un abus de modération ? A l’ivresse de la sobriété ?
MODERNITÉ
La modernité se manifeste par sa propension à mesurer l’espace avec des unités de temps. Comment, dès lors, prendre la mesure des carrefours ?
Zoom et profondeur de champ : la modernité nous rend flous.
MODESTE
Être vraiment modeste, c’est ignorer la possibilité, s’il le faut, de ne l’être pas.
MODESTIE
Fier de ma modestie, je n’échappe pas au futur pour autant.
MOINS
Le moins possible, c’est déjà beaucoup.
MONDE
Trop de rien dans trop de tout : c’est la composition du monde qu’il y a entre le monde et soi.
MONDIALISATION
Transformer l’ailleurs en partout, présenter le là-bas redoutable comme l’ici désirable, et affirmer contre toute évidence que les grandes causes sans cause n’auraient que de petits effets.
MONTAGNE
La montagne donne du relief à la ligne droite.
MORT
À l’échelle de la vie, la mort est un progrès.
On passe plus de temps mort que vivant.
La mort est la confidente de l’âme.
Mieux vaut un bon mort qu’un mauvais vivant.
Mort d’être né : n’ayant pas choisi de naître, l’homme peut passer sa vie à préparer sa mort dès lors qu’il a renoncé à l’illusion de l’immortalité.
La mort est une forme faramineuse – mais autorisée – de paresse, pendant que la vie reste de l’ordre du strict devoir.
Nulle approche de la mort ne saurait justifier qu’on s’écarte de la vie.
S’il y avait « quelque chose » après la mort, les morts l’auraient depuis longtemps fait savoir.
La proximité de la mort ne justifie pas les petites mimiques triomphantes qu’elle nous inflige.
« Je ne vous donnerai pas la mort ! », affirme tel ou tel médecin. « C’est parfait », lui répond la personne lasse de vivre, « car pas plus que ma vie ma mort ne vous appartient ».
La mort, en m’attendant, joue aux mots croisés. « Effacement, en trois lettres »…
MOT
Le mot finit par autoriser la destruction de la chose.
Les mots précèdent l’histoire qu’ils racontent (d’où la richesse et l’humilité du conteur).
Les mots sont des bestioles qui s’agitent plus vite que le stylo : elles avancent, elles reculent, elles font un tour puis restent en place, captives pour l’éternité de leurs rêves de fourmilières.
MOUCHE
« Je ne veux plus entendre une mouche voler ! », prétend-il pour justifier ses meurtres en série par son amour du silence.
MOURIR
Mieux qu’en poète, mourir en poésie.
MOUVEMENT
Assis sur sa valise, le voyageur pense que le mouvement est partagé entre le train et le quai.
L’agitation est une forme de refus du mouvement, et le mouvement une forme de recherche de la stabilité.
Comment ne pas bouger quand tout est mouvement ?
MUR
Donnez-moi des murs pour que je n’en fasse rien. C’est-à-dire : rien d’autre que des boîtes impersonnelles où dormir en paix et sans rêve, à l’abri du vent et de la pluie. Libre, vraiment.
MUSÉE
Dans la plupart des musées, la plupart des tableaux et des statues examinent sans indulgence la plupart des visiteurs.
MUSIQUE
La musique déferle sur les trottoirs en enjambant l’histoire.
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